Homélie de Mgr Warin pour la bénédiction du presbytère de Sombreffe

Dans le passage d’évangile de ce dimanche, un docteur de la Loi, un expert des Saintes Ecritures, interroge ainsi Jésus : « Maître, dans la Loi (dans les Saintes Ecritures), quel est le grand commandement ? Qu’est-ce qui importe par-dessus tout pour vivre selon la volonté de Dieu ? Jésus lui répond : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu. » Et aussi : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. »

En recevant ces paroles du Seigneur, qui constituent la loi nouvelle, n’oublie-t-on pas trop souvent les deux derniers mots  « comme toi-même » ? Le Seigneur nous invite, à tout autant que notre prochain, nous aimer nous-mêmes comme lui-même aime ; c’est-à-dire à porter sur nous-mêmes le même regard d’amour qu’il porte sur nous – ce qui est très différent de l’égoïsme. Permettez-moi, dans cette homélie, au risque de vous surprendre un peu, de vous parler de l’amour que selon Dieu nous devons avoir pour nous-mêmes.

Un été j’ai lu « Lettre à un ami sur la vie spirituelle », un petit livre tonique qui peut nous aider à revisiter Dieu et qui nous sommes pour lui. Cet écrit d’Henri Nouwen  est une invitation vibrante à vivre en fils comme le Fils. Au baptême de Jésus, explique l’auteur, une voix est venue sur lui, une voix exprimant sa vérité la plus intime : « Tu es mon fils bien -aimé.» La même voix « Tu es mon fils bien-aimé, tu es ma fille bien-aimée» est adressée à chacun, à chacune. Cette voix exprime semblablement notre vérité la plus intime. Être le fils bien-aimé, la fille bien-aimée de Dieu est la vérité la plus ultime de tout homme et de toute femme, qu’ils soient croyants ou non.

Nous vivons dans un monde marqué par la concurrence, où on ne fait guère de cadeaux, dans un monde facilement impitoyable, rempli de voix qui crient : « Tu es laid(e), tu n’es pas intelligent(e), tu es trop petit(e), tu es insignifiant(e), tu n’es pas qualifié(e), tu ne conviens pas », ou encore : « Je n’ai pas de place pour toi. » Dans notre monde, il n’est pas facile d’entendre la petite voix, la voix qui murmure : « Tu es mon fils bien-aimé, tu es ma fille bien-aimée. »

Facilement on cède aux voix du monde. Et au lieu de faire la part des choses et de reconnaître ses propres limites et celles des autres, on ne se blâme pas seulement pour ce que l’on a fait mais également pour ce que l’on est. Notre côté sombre hurle alors : « Tu ne vaux rien, tu mérites d’être oublié, mis de côté, tenu pour rien. »

C’est un grand piège que de céder à ces voix et de se déprécier soi-même. C’est même le plus grand piège. La dépréciation de soi est le plus grand piège, parce qu’elle est en contradiction avec notre vérité la plus ultime, avec la voix qui dit : « Tu es mon fils bien-aimé. »

Certes le succès, la popularité, l’orgueil sont un grand piège, une grande tentation : ils peuvent tout fausser. Pensons par exemple à la parole de Magnificat : « Il disperse les superbes. »

Le succès, la popularité, l’orgueil sont un grand piège. Mais ne peut-on pas dire qu’ils font partie de la plus grande tentation de la dépréciation de soi ? En effet, lorsqu’ on croit aux voix qui affirment que nous sommes sans valeur et non aimables, facilement on est enclins à chercher des compensations, facilement le succès, la popularité, l’orgueil deviennent attirants.

On sait que le succès, la popularité constituent une tentation. On est moins conscient que la dépréciation de soi et le découragement sont une tentation.

Il avait été annoncé que le diable allait se retirer des affaires et mettre ses outils en vente. Le jour de la vente, les outils étaient exposés d’une manière attrayante : haine, envie, jalousie, tous les instruments du mal étaient là, chacun marqué de son prix.

Il y avait aussi un outil en apparence inoffensif, très usé, mais dont le prix était supérieur à tous les autres. Quelqu’un demanda au diable ce que c’était. « C’est le découragement », répondit-il. – Pourquoi le vendez-vous aussi cher ? – Parce qu’il est plus utile que n’importe quel autre. Avec lui je puis entrer en n’importe quel homme, et une fois à l’intérieur, le manœuvrer à ma guise. – Pourquoi est-il si usé ? Parce que je l’emploie avec presque tout le monde. Mais très peu de gens savent qu’il m’appartient.

Le prix fixé pour le découragement était si élevé que l’instrument n’a jamais été vendu. Le diable en est toujours possesseur, et il continue à l’utiliser.

On sait que le succès, la popularité, l’orgueil sont dangereux. On est moins conscient de l’effet destructeur de la dépréciation de soi. Quand on est critiqué, cela fait mal. Quand on est critiqué par des amis, cela fait plus mal. Saint François de Sales disait : « comme les piqûres d’abeille sont plus cuisantes que celles des mouches, ainsi le mal que l’on reçoit des gens de bien et les contradictions qu’ils font sont bien plus insupportables que les autres. » Quand maintenant on se déprécie soi-même, quand on se tabasse intérieurement, on contredit son identité la plus intime. Cela est ruineux pour notre être même, et cela peut conduire à la dépression et même au suicide.

Frères et sœurs, selon le commandement du Seigneur Jésus, apprenons et réapprenons à nous accepter nous-mêmes avec nos défauts et nos pesanteurs, avec nos faiblesses récurrentes et nos limites parfois invincibles. Pas seulement à nous accepter nous-mêmes. Mais à nous aimer nous-mêmes, comme le Seigneur lui-même aime, c’est-à-dire avec une infinie bonté, une infinie miséricorde. Quoi que nous ayons fait, nous restons pour Dieu, et nous devrions rester aussi pour nous-mêmes, le fils bien-aimé, la fille bien aimée de Dieu.

+ Pierre WARIN

Sombreffe, le 29 octobre 2023

30ème dimanche du temps ordinaire. A.